Délivrons les professionnels de la culture de l’arbitraire
Malgré les différentes vagues de coronavirus, notre politique rencontre encore des difficultés à faire sortir la tête des professionnels de la culture hors de l’eau. Cela est en partie imputable à la flexibilité accrue du travail dans le milieu artistique, selon Robrecht Vanderbeeken.
S’il y a bien une chose que la crise du coronavirus a démontrée, c’est bien le fait qu’un grand nombre de missions culturelles sont irrégulières et incertaines. Au niveau des contrats, celles-ci sont généralement organisées par le biais de sociétés de travail intérimaire et sont régies différemment que les règles en vigueur pour les employés classiques ou les indépendants. Par conséquent, ces travailleurs flexibles ne peuvent pas ou ne peuvent que partiellement bénéficier des garanties gouvernementales telles que le chômage temporaire ou les crédits-pont. Ils se retrouvent donc entre le marteau et l’enclume. Les bureaux d’intérim n’ont pas pu refiler assez vite la patate chaude au gouvernement.
Ce n’est que le 15 juillet qu’une certaine délivrance s’est amorcée, bien que cela ait dû se faire via une loi d’urgence, passablement mal fichue sur le plan juridique. Le fait que ce sauvetage bien intentionné ait dû traîner en longueur illustre aussi en soi à quel point ce type de travail est peu fiable et non protégé.
Le fiasco de la flexibilité
Si une nouvelle vague de corona devait voir le jour, le besoin se fera de plus en plus pressant de proroger cette loi d’urgence. Toute personne qui peut prouver dix activités artistiques ou technico-artistique, ou vingt jours de travail au cours de l’année qui a précédé le lockdown, peut désormais prétendre à une allocation jusqu’au 31 décembre. Avec pour effet pervers (du moins sous l’angle du droit du travail) de pouvoir avoir des revenus illimités à côté grâce aux droits d’auteur. Mais cette loi d’urgence est une bénédiction malgré tout : elle empêche de nombreuses personnes de tomber en plein fiasco de flexibilité.
De plus, sans prolongation, nous risquons un effondrement culturel étant donné le nombre important et croissant de travailleurs flexibles qui font tourner la boutique du large secteur de l’événementiel.
Les discussions politiques quant à ces mesures ont donné lieu à un spectacle médiatique au sein du Parlement. En effet, bien qu’une majorité ait voté un ensemble de mesures de soutien à la Commission des Affaires sociales, aucune ratification n’a eu lieu lors de la séance plénière qui était prévue. « Nous devons mettre un terme à la politique de Saint-Nicolas », a même déclaré Björn Anseeuw (N-VA). Selon le député, la proposition de loi déboucherait sur de la fraude sociale et les dépenses de sécurité sociale sortiraient des clous. Ce travail d’opposition a entraîné des semaines de report, le monde culturel a été contraint depuis lors de descendre dans la rue en s’appropriant le hashtag suivant : #StillStanding.
Une rediffusion est à prévoir, car la loi d’urgence est en réalité tout aussi précaire que le problème qu’ils souhaitent résoudre. Elle ne vient en aide qu’aux professionnels de la culture qui peuvent prouver leurs activités artistiques l’année dernière. Quid des personnes qui ne sont pas en mesure de prouver quoi que ce soit pour cette période mais bien pour les mois qui ont suivi ?
En outre, le cumul illimité de droits d’auteur, que certaines associations d’auteurs et de musiciens ont réussi à adjoindre à la loi d’urgence grâce à un travail de lobbying, risque de porter atteinte à l’adhésion face à la loi d’urgence combinée. Il était déjà possible de gagner 9072,96 euros bruts de droits d’auteur en sus d’une allocation sans diminution des allocations de chômage. Comment justifier alors que cette faveur soit destinée à aider les salariés les plus précaires ? Certains acteurs ou musiciens en bénéficient. D’autres, en revanche, ressentent davantage de pression pour se faire rémunérer en droits mais de ce fait, ils ne se construisent aucun droit pour la sécurité sociale, comme les droits de pension par exemple.
La rémunération via les droits est nuisible, à en juger par les abus et la pauvreté qu’elle engendre dans le monde de l’informatique ou bien dans celui du journalisme. Malheureusement, le secteur de la culture n’est à cet égard pas très solidaire avec les autres professions. Il est aussi tout bonnement irresponsable que le PS, Groen et Ecolo, malgré un avis négatif du Conseil national du travail (CNT), aient tactiquement lié ce cumul dans leur projet de loi à une prolongation temporaire de l’accès au chômage. Non seulement ces deux cas sont différents, mais ils ont également donné inutilement du crédit au travail d’opposition de la N-VA, ce qui a in fine entraîné une grande indifférence de savoir si le Conseil d’État annulait la proposition de loi ou pas. Des temps difficiles s’annonçaient alors à ce moment-là pour les travailleurs, tout juste à l’entame des vacances parlementaires.
La politique culturelle, un film catastrophe ?
Bien que les offres culturelles de cet automne soient obligatoirement sous curatelle des mesures de sécurité et des codes couleur – nous sommes contraints de vivre au rythme du virus – la perspective de protestations créatives dans les rues et au sein des Parlements est d’ores et déjà garantie. En ce compris un débat médiatique sur la politique culturelle. Les sujets à aborder ne manquent pas : la capacité des salles, un éventuel nouveau lockdown dans le milieu culturel, la répartition des fonds d’urgence, la nécessaire prolongation des mesures d’urgence et la révision indispensable de ce que l’on appelle le statut des artistes au chômage. Le seuil d’accès pour les nouveaux talents y est beaucoup trop élevé.
Il existe cependant des solutions neutres sur le plan budgétaire : assouplir l’accès trop strict, durcir les critères trop souples en vue de pouvoir conserver le statut. Malheureusement, même dans le domaine culturel, aucun consensus ne peut être trouvé sur ce sujet, car il est possible d’utiliser ce dossier pour plaider en faveur d’une organisation socio-économique complètement différente du travail flexible. Tant en termes de filet de sécurité, par exemple via un revenu de base, que de création d’un nouveau statut de travail qui viendrait s’ajouter à ceux d’indépendants et de salariés.
Il tombe sous le sens qu’une réflexion plus radicale est fondamentale, car la nécessaire remise à plat des régimes préférentiels dans la réglementation de chômage n’apporte pas non plus de solution adéquate. Heureusement, en Belgique, des régimes préférentiels au niveau des droits de chômage sont apparus, tant pour les travailleurs artistiques et techniques au sein de la culture qui travaillent en tant que salariés. Mais c’est loin d’être la panacée.
Bien au contraire, ils poussent systématiquement les professionnels de la culture au chômage et ont fait en sorte que, ces dernières années, la proportion du travail non rémunéré a considérablement augmenté. Ces travailleurs sont donc activement au travail et pourtant, ils se font quand même harceler par les programmes d’activation du VDAB. Assez paradoxalement, le statut d’artiste en tant que filet de sécurité a contribué à augmenter la précarité lors de périodes d’austérité dans le secteur culturel. En effet, l’emploi réel se limite de plus en plus à la représentation finale. Le nombre de jours de travail s’effondre, les missions et les tâches à effectuer sont de plus en plus courtes. Les personnes en tournée ne sont parfois pas payées pour les jours de voyage parce que les allocations de chômage absorberaient cela. Par conséquent, le volet administratif de la rémunération est de plus en plus confié à des contrats intérimaires. Bien que ce ne soit pas toujours légal mais la pratique est souvent observée par manque de contrôles efficaces. Les agences d’intérim telles que Smart, Artist United ou Amplo tirent profit de cette croissance.
Nous avons donc besoin de solutions structurelles et les soucis liés à la pandémie nous contraignent également à être ambitieux sur le plan éthique. Le problème est connu : le méli-mélo d’emplois flexibles a explosé, car ceux-ci sont meilleur marché et ils échappent à tout contrôle du gouvernement et des syndicats. La solution ? Plutôt que de concevoir un nouveau statut qui viderait les statuts actuels de leurs substances au profit des employeurs, nous pourrions au contraire essayer de renforcer les statuts existants au profit des professionnels de la culture. Nous devons donc veiller à ce que les travailleurs flexibles puissent travailler selon un statut bien établi et déjà existant.
Flexicurity
Par exemple, tout le monde s’accorde à dire qu’il est financièrement difficile de se lancer comme indépendant … on pourrait alors penser à revoir le statut d’indépendant de manière à ce que les starters puissent proportionnellement et temporairement payer moins de cotisations sociales. Cette mesure serait compensée par une contribution plus élevée des hauts revenus. Depuis 2018, les indépendants sont tenus de payer un taux maximal de 20,5 % de leur revenu net imposable de cotisations sociales. Par solidarité avec tous les travailleurs indépendants, ce plafond pourrait être supprimé. Pour les artistes plasticiens, cela représenterait en tout cas un sérieux coup de pouce. Le gouvernement prévoit d’ailleurs déjà une sorte de “tremplin vers le statut d’indépendant” qui permet de combiner des revenus d’activités complémentaires en tant qu’indépendant avec une allocation pendant 12 mois. En tant qu’indépendant, vous pouvez en tout cas gagner un revenu supplémentaire en plus de votre allocation de chômage pour des activités artistiques. Il serait grand temps de négocier des conventions collectives sur les salaires minimums pour les indépendants à l’instar de ce qui se fait déjà aux Pays-Bas.
Et c’était évidemment nécessaire car le gouvernement néerlandais a promu fiscalement le statut d’indépendant – par le biais d’une politique de subvention indirecte dirons-nous – sans pour autant prévoir une quelconque garantie en matière de protection sociale. Raison pour laquelle, de nombreux professionnels de la culture sont aujourd’hui confrontés à de graves difficultés. Chez nous, il n’est possible de se lancer comme indépendant qu’après un avis positif de la Commission « Artistes » qui vérifie si la situation socio-économique de la personne le permet. Ce n’est qu’après avoir effectué ces démarches que l’on obtient la déclaration d’activité indépendante, document ô combien important et protecteur !
Nous pouvons promouvoir les emplois directs, par exemple, en rendant le travail intérimaire plus onéreux pour l’employeur pour certaines commissions paritaires. Toute organisation disposant de son propre numéro INAMI devrait être en mesure de gérer elle-même les postes de travail supplémentaires, éventuellement avec l’aide d’un secrétariat social agréé. En outre, le travail intérimaire doit rester l’exception à la règle : un contrôle systématique est plus que souhaité. Nous devrions obliger les employeurs qui veulent recourir à de la main-d’œuvre à assumer les frais de gestion administratifs du bureau d’intérim (en moyenne 8 % du montant total !) et donc à ne pas répercuter ces frais sur les travailleurs flexibles.
Dans la même veine : il faudrait responsabiliser les agences d’intérim. L’idéal serait de les contraindre à imputer un coût fixe par dossier traité, plutôt qu’un pourcentage sur le montant total. Il faudrait également exiger davantage de transparence par rapport au calcul de ces frais de gestion car cela fait aujourd’hui grandement défaut. Il faudrait ensuite veiller à ce que la réduction groupe-cible pour les artistes qui s’adresse directement aux employeurs, ne disparaisse pas dans les poches de l’agence d’intérim mais profite au contraire aux professionnels de la culture. Il existe une solution on ne peut plus simple pour ce faire : s’il s’agit de travail intérimaire, en finir avec les réductions de cotisations patronales et réduire celles des salariés. Le professionnel de la culture pourra ainsi directement jouir de cet avantage. Autre solution : n’accorder une réduction à ce groupe-cible que dans le cas d’un contrat de travail direct.
La déduction du Fonds Social pour les Intérimaires constitue également une épine dans le pied. On avait déjà tenté jadis de transférer ce Fonds vers les fonds sociaux du secteur artistique en vain … nous avions dû essuyer un refus catégorique à l’époque. Ainsi, à titre d’exemple, certaines personnes qui ont travaillé moins de 65 jours via du travail intérim, ne se voient pas octroyer leur prime de fin d’année (qui s’élève à 8,33 % du salaire annuel brut total), ce qui est passablement discriminatoire et scandaleux. Le gouvernement pourrait naturellement aussi envisager de mettre en place son propre bureau administratif intérim comme alternative : à savoir un service public sans système de rémunération onéreux. En France, c’est un modèle qui est déjà d’application : le “Guichet Unique du spectacle Occasionnel”. Il existait T-Interim à l’époque, qui était issu d’un service du VDAB, dans le giron public. Malheureusement, notre gouvernement l’a, dans un premier temps, privatisé, lors d’un tournant néo-libéral pour finalement le vendre.
Autre remarque : au vu de la période plus qu’incertaine que nous connaissons, il serait bon d’exonérer de précompte professionnel les employeurs qui souhaitent engager du personnel sous des contrats longue durée, plutôt que de proposer des miettes avec des missions sous contrats journaliers. Le statut d’employé pour travail variable dans le secteur créatif au sens large pourrait être davantage ambitieux. Quid d’un nouveau type de contrat qui offre plus de flexibilité en termes d’autonomie (eu égard aux horaires et à l’externalisation du travail) en plus du système de sécurité sociale classique ainsi que d’autres garanties sociales supplémentaires ? Ceci serait financé par un fonds pour le secteur de la création, grâce aux cotisations tant des employeurs que du gouvernement.
Lorsque la N-VA prétend, dans le cadre du débat par rapport aux mesures d’urgence, que c’est parce qu’elle attache tellement d’importance à une sécurité sociale équitable, qu’elle dénigre parfois les professionnels de la culture, les dépeignant comme des fainéants qui profiteraient des allocations … aurait-elle aussi le courage de mettre sur pieds un fonds flexible qui permettrait aux employeurs de prendre leurs responsabilités ? Avancer l’argument que les syndicats se porteraient partout en faux est fallacieux. Évidemment, des solutions doivent être négociées, à condition que cela profite aux travailleurs et que les coûts y afférents ne soient pas encore une fois unilatéralement inscrits sur l’ardoise du contribuable.
Robrecht Vanderbeeken est responsable syndical pour la FGTB-CGSP Culture néerlandophones / ABVV-ACOD Cultuur.